Autres objections.

Nous sommes certains maintenant que la pensée n'est produite, ni par l'ensemble du cerveau, ni par un mouvement vibratoire de ses molécules. Assurons-nous qu'elle n'est pas davantage le produit de la matière cérébrale. Reprenons pour les examiner les théories de Cabanis et de Carl Vogt sur la pensée : est-il possible qu'elle soit une sécrétion du cerveau ? Cette idée est tellement fausse, si peu en harmonie avec la réalité des faits, qu'un matérialiste décidé, tel que Buchner, se refuse à l'admettre ; il dit, en effet :

«Malgré le plus scrupuleux examen, nous ne pouvons trouver une analogie entre la sécrétion de la bile, ou celle de l'urine, et le procédé par lequel se forme la pensée au cerveau. L'urine et la bile sont des matières palpables, pondérables et visibles ; de plus, des matières excrémentielles que le corps a usées et qu'il rejette. La pensée, l'esprit, l'âme, au contraire, n'a rien de matériel, n'est pas substance elle-même, mais l'enchaînement des forces diverses formant unité, l'effet du concours de beaucoup de substances douées de forces et de qualités. Si une machine faite par la main de l'homme produit un effet, met en mouvement son mécanisme ou d'autres corps, frappe un coup, indique l'heure ou quelque chose de semblable, cet effet, considéré en lui-même, est pourtant quelque chose d'essentiellement différent de certaines matières excrémentielles, qu'elle produit peut-être durant cette activité.

«C'est ainsi que le cerveau est le principe et la source, ou pour mieux dire, l'unique cause de l'esprit, de la pensée ; mais il n'en est pas pour cela l'organe sécréteur. Il produit quelque chose qui n'est pas rejeté, qui ne dure pas matériellement, mais qui se consume soi-même au moment de la production. La sécrétion du foie, des reins a lieu à notre insu, d'une manière indépendante de l'activité supérieure des nerfs ; elle produit une matière palpable. L'activité du cerveau ne peut avoir lieu sans la conscience entière ; elle ne sécrète pas des substances mais des forces. Toutes les fonctions végétales, la respiration, la pulsation du coeur, la digestion, la sécrétion des organes excréteurs, ont lieu tout autant dans le sommeil qu'à l'état de veille ; mais les manifestations de la vie sont suspendues au moment où le cerveau, sous l'influence d'une circulation plus lente, est enseveli dans le sommeil.»

Pour Buchner, la pensée n'est pas une sécrétion, elle provient d'un ensemble de forces diverses formant unité ; c'est une résultante, mais une résultante de quoi ? Est-ce de l'ensemble du cerveau ou seulement de certaines parties ? Comment quelque chose d'invisible, d'insécable comme la pensée peut-il être produit par différents organes se réunissant dans un effet commun ? l'auteur ne nous en dit rien ; d'ailleurs nous n'avons pas besoin d'explication pour comprendre que cette manière d'envisager la pensée est encore erronée. Buchner reconnaît que la pensée est immatérielle ; nous demandons comment elle pourrait être produite par le cerveau, qui n'est composé que de matière.

Serrons de plus près le sujet et nous verrons que, de quelque manière que l'on s'y prenne, il est impossible de supposer que le cerveau sécrète la pensée, ni qu'elle s'en dégage comme l'électricité des corps qui la renferment.

Il est évident, avéré, incontesté, que le travail cérébral détermine une élévation de température dans le cerveau. Il se produit une oxydation des cellules qui peut se mesurer, comme l'a fait Schiff, en opérant sur des chiens ou sur l'homme, ainsi que l'attestent les expériences de Broca sur des étudiants en médecine, ou enfin en pesant, comme Bayson, les sulfates et les phosphates qui entraient dans son corps par l'alimentation, et en montrant que la quantité de ses sels, rejetée par les excrétions, augmentait d'une manière sensible après un travail cérébral.

En quoi ces expériences, dont les matérialistes ont prétendu faire un argument, peuvent-elles infirmer l'existence de l'âme ? Elles démontrent simplement que lorsque le cerveau travaille, le sang y afflue et détermine un mouvement moléculaire qui se traduit matériellement par des actions chimiques. Croit-on que la pensée soit le produit de ces réactions ? Ce serait une grave erreur, car si le cerveau sécrète la pensée, il faut expliquer la nature et le résultat de cette sécrétion ; est-ce un liquide, un solide, un corps simple, ou un corps composé ? Dès qu'on écarte résolument toute hypothèse spirituelle, on doit établir que l'on obtient par l'élévation de température un objet matériel. Or, qui prétendra jamais que la pensée, cette chose fugitive, est dans ce cas ?

Si l'on admet que la pensée est une force, comme l'électricité ou la chaleur, émanant du cerveau à certains moments, toute force étant un mouvement vibratoire de l'éther, nous retombons dans la théorie de Moleschott que nous avons démontrée fausse.

On voit donc que, quel que soit le procédé d'analyse que l'on emploie, il est impossible de supposer que la pensée soit due à une émanation du cerveau, pas plus qu'à des sécrétions ou vibrations de la matière cérébrale, on ne peut admettre les systèmes matérialistes sans se trouver en opposition formelle avec les faits et avec la raison, et si nous constatons dans le cerveau une série d'actes qui précèdent, accompagnent ou suivent la pensée, il est absolument illogique de leur en attribuer la production.

Une des facultés de l'âme qui a le plus frappé l'attention des philosophes est sans contredit la mémoire. Faculté mystérieuse qui réfléchit et conserve les accidents, les formes et les modifications de la pensée, de l'espace et du temps ; en l'absence des sens et loin de l'impression des agents extérieurs, elle représente cette succession d'idées, d'images et d'événements, déjà envolés, déjà tombés dans le néant ; elle les ressuscite spirituellement, et tels que le cerveau les sentit et que la conscience les perçut et les forma.

Pour en expliquer le mécanisme, Aristote admet que les impressions extérieures se gravent dans l'esprit, à peu près comme on reproduit une lettre en posant un cachet sur la cire. Descartes croit aussi que cette faculté provient de vestiges que laissent en nous les impressions des sens ou les modifications de la pensée. Adoptons la manière de voir de ces grands hommes et demandons-nous comment nous pourrons la concilier avec les données que Moleschott nous fournit sur la nature du principe pensant.

Le savant chimiste établit dans un magnifique chapitre le mouvement incessant de la matière, les transformations merveilleuses et multiples qui s'accomplissent à l'intérieur de notre corps, et, en s'appuyant sur les travaux de Thompson, de Vierodt et, de Lehumann, qui avaient eux-mêmes pour base ceux de Cuvier et de Flourens, il annonce que «les faits justifient pleinement la supposition que le corps renouvelle la plus grande partie de sa substance, dans un laps de vingt à trente jours.» Et ailleurs il dit encore : «L'air que nous respirons change à chaque instant la composition du cerveau et des nerfs.»

Si cela est vrai, si nous sommes tous les trente jours un être nouveau, si toutes les molécules qui composent notre être sont rentrées dans le tourbillon vital, comment se fait-il que nous ayons encore dans l'âge mûr le souvenir d'actes qui se sont passés pendant notre jeunesse ? Comment Moleschott nous expliquera-t-il que, malgré ces mutations continuelles, nous soyons toujours les mêmes individus ? Il est incontestable que nous avons l'invincible certitude d'être identiques ; alors même que nous vieillissons, nous savons que notre moi ne change pas. Au milieu des vicissitudes de l'existence, nos facultés peuvent grandir ou s'oblitérer, nos goûts varier à l'infini et notre conduite présenter les contradictions les plus singulières, mais nous sommes certains d'être toujours le même être, nous avons conscience qu'un autre n'a pas pris notre place, et cependant tous les éléments de notre corps ont été renouvelés plusieurs fois, pas un atome de ce qui le formait il y a dix ans ne subsiste en lui présentement, comment se fait-il alors que nous conservions la mémoire des choses passées ?

C'est, nous répondent les spiritualistes, qu'il existe en nous un principe qui ne change pas et dont la nature indivisible n'est pas soumise comme la matière à la destruction. C'est l'âme qui conserve le souvenir des événements accomplis, les conquêtes de l'intelligence et les vertus lentement acquises par une lutte incessante contre les passions.

Nous ne pouvons admettre les théories matérialistes, car elles tendent tout simplement à supprimer la responsabilité des actes. Si nous ne sommes, en effet, qu'un assemblage de molécules sans cesse renouvelées si les facultés sont la traduction exacte du développement que le hasard donnerait à certaines parties du cerveau, de quel droit l'homme pourrait-il se prévaloir de ses qualités, et pourquoi condamnerait-on un malfaiteur, puisque son penchant au crime dépendrait d'une disposition organique qu'il n'est pas maître de modifier ?

Les combats que nous soutenons contre les aspirations qui nous entraînent vers le mal indiquent qu'il est en nous une force consciente dirigée par les lois de la morale. Ces luttes intérieures révèlent l'action de la volonté en dépit de tous les sophismes que l'on a entassés pour établir qu'elle est chimérique. Nous ne sommes pas toujours maîtres, il est vrai, de dominer nos sensations, elles s'imposent souvent à nous avec énergie : un spectacle touchant nous pénètre d'une douce émotion, la vue d'une injustice excite notre indignation, une harmonie suave nous enchante, mais ces impressions si diverses sont bien différentes du vouloir, qui est le plus intime caractère du moi et de la personnalité humaine. Lorsque nous sommes en face d'un acte à accomplir, nous pesons les motifs qui peuvent nous déterminer, la voix de l'intérêt se fait entendre en opposition souvent avec celle du devoir, et ce qui constitue le mérite, c'est le pouvoir que nous avons de choisir entre ces deux mobiles. C'est parce que nous sommes libres que nous sommes responsables ; cette grande vérité est si ancrée dans la conscience universelle qu'on n'a jamais vu un fou être puni pour avoir commis un crime.

Le libre arbitre n'est pas une illusion, c'est lui qui donne à l'honnête homme la force de mourir plutôt que d'enfreindre les lois, c'est lui qui pousse les grands coeurs aux dévouements héroïques ; et, si l'homme n'était que l'aveugle jouet des forces physico-chimiques, il faudrait dire adieu à tous les nobles sentiments, à toutes les aspirations généreuses !

On a tenté de prouver, en comparant le poids d'un grand nombre de cerveaux humains, que l'intelligence la plus développée correspondait toujours à l'encéphale le plus lourd. Des statistiques nombreuses ont été établies ; mais jusqu'ici les résultats n'ont pas été assez précis pour permettre de formuler une loi. On constate, il est vrai, qu'à mesure que l'on se rapproche des races inférieures la capacité crânienne diminue. Dans ces derniers temps, MM. Bischof, Nicolucci, Hervé, Broca, etc., ont fait des recherches très curieuses à cet égard, mais, pas plus que leurs prédécesseurs, ils n'ont pu déduire une règle des cas nombreux qu'ils ont observés, et l'on a vu des idiots dont le volume du cerveau était aussi considérable que celui de personnes jouissant de toutes leurs facultés intellectuelles.

C'est dans ces sortes de recherches qu'il ne faut pas confondre l'organe et la fonction. Si on remarque que certaines parties du corps s'accroissent plus que d'autres, c'est qu'elles travaillent davantage. Il est reconnu que les forgerons ont le bras droit beaucoup plus fort que l'autre, parce que c'est avec celui-là qu'ils manient le marteau. On a également observé que les tourneurs ont la jambe gauche plus volumineuse que la droite, car c'est celle dont ils se servent constamment. En induira-t-on que ces hommes sont forgerons ou tourneurs parce que leurs membres sont plus développés ?

Le raisonnement est le même pour le cerveau. Si dans certains cas on observe une corrélation entre son volume et une grande activité intellectuelle, cela prouve simplement que l'esprit agit avec intensité sur lui. M. Hervé dit excellemment : «L'encéphale s'accroît, toutes choses égales, en proportion de l'activité fonctionnelle dont il est le siège.» C'est une loi qui s'applique à tous les organes dans toute la série animale ; or, quelle est l'activité fonctionnelle du cerveau ? L'activité intellectuelle et morale.

Donc le poids et le volume du cerveau n'ont rien de commun avec l'existence de l'âme, et ne peuvent l'infirmer.