CHAPITRE V
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ESSAI DE THEORIE GENERALE.

A côté des phénomènes que nous avons étudiés, on peut ranger les états produits par les anesthésiques, tels que le chloroforme, l'éther, le protoxyde d'azote, etc. Les patients qui sont soumis à l'action de ces agents sont d'une insensibilité complète aux impressions extérieures. C'est cette propriété que l'on utilise dans la chirurgie pour enlever au malade la sensation de la douleur.

Nous ne pouvons, vu le cadre restreint de cet ouvrage, étudier en détail tous les effets provoqués par ces produits chimiques ; nous nous contenterons de rapporter le fait suivant :

Le docteur Velpeau, dans un rapport qu'il fit à l'Académie des sciences en 1842, conclut à l'adoption du traitement par le chloroforme, pour toutes les opérations chirurgicales par trop douloureuses. Il cite un grand nombre de circonstances où les anesthésiques ont parfaitement réussi, et il signale, comme un caractère distinctif du sommeil produit, la perte du souvenir, au réveil, de ce qui s'est passé.

Il relate ensuite l'expérience suivante, faite par lui sur une dame qu'il opérait d'un cancer au sein. Après l'avoir endormie par les procédés ordinaires, il effectuait son opération, lorsqu'il fut fort étonné d'entendre la malade lui dire qu'elle voyait ce qui se passait chez une de ses amies, demeurant non loin de là. Il n'attacha pas grande importance à cette communication, la prenant pour un jeu de l'imagination du sujet. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsque la dame en question, étant venue s'enquérir de la santé de son amie, affirma qu'elle faisait exactement ce que la malade avait vu pendant son sommeil. Ici encore nous ne nous arrêterons pas à mettre en évidence le dégagement de l'âme que nous considérons comme parfaitement démontré.

Ce que nous tenons à signaler, ce sont les analogies remarquables qui existent entre le somnambulisme magnétique, l'hypnotisme et l'anesthésie provoquée par des substances chimiques.

Dans ces trois catégories de phénomènes, il est aisé de relever des caractères communs que nous allons signaler : 1° l'insensibilité ; 2° la perte du souvenir au réveil ; 3° la double vue.

Une telle identité dans les résultats implique une identité de cause. Nous devons la rechercher, et nous pouvons, dans les trois cas, attribuer à une modification du système nerveux les phénomènes constatés.

Cette modification apportée à l'ensemble nerveux détermine le dégagement de l'âme, et c'est lorsque cette partie immatérielle de nous-mêmes devient plus libre qu'à l'état normal, qu'elle est moins attachée au corps, qu'elle peut rayonner à distance et présenter tous les caractères que l'on a attribués, faute de pouvoir en trouver l'explication, à une surexcitation des organes des sens.

Nous allons prouver ce que nous avançons.

Il n'est pas contestable que le système nerveux ne soit profondément modifié dans ces phénomènes ; étudions donc, avec Claude Bernard, quels sont les irritants qui peuvent l'influencer.

Il y a trois sortes d'irritants du système nerveux. Les irritants physiques, les irritants chimiques et les irritants vitaux.

Portons plus spécialement notre attention sur les irritants chimiques, et parmi ceux-ci étudions l'action des anesthésiques sur l'organisme. D'après Claude Bernard, «les anesthésiques diminuent l'irritabilité, mais non pas d'une manière générale ni dans tous les tissus : ainsi le chloroforme n'agit que sur les nerfs de sensibilité ; de même l'éther, l'alcool, le protoxyde d'azote, etc. Quand ils sont sous l'influence des anesthésiques, les nerfs sensitifs ne sont plus attaqués par leurs irritants normaux, ni même par des irritants anormaux qui, dans l'état ordinaire, augmenteraient l'intensité des phénomènes au point de produire la mort. C'est qu'en effet la vie des nerfs est devenue alors presque latente, ou du moins qu'ils se trouvent placés dans un état d'engourdissement qui les protège.»

Lorsque l'on applique à l'homme les anesthésiques, nous avons pu remarquer, dans l'anecdote rapportée par M. Vulpian, que l'état nerveux dans lequel se trouvait le sujet - état caractérisé par l'insensibilité, la perte du souvenir au réveil et la double vue - coïncide avec l'insensibilité des nerfs, de sentiment, avec une vie latente des nerfs sensitifs. Nous croyons donc que toutes les fois que nous trouverons réunies ces conditions, c'est que le système nerveux sensitif sera paralysé.

C'est ce qui arrive lorsqu'on examine les phénomènes de l'hypnotisme. Tous les agents physiques employés, tels que la lumière, le son, l'oeil, sont des irritants du système nerveux qui plongent le patient dans un état spécial, qu'on a appelé le sommeil hypnotique, faute de pouvoir mieux définir ce genre de vie particulier. Sommeil qui résulte de la paralysie des nerfs sensitifs sous l'influence d'irritants physiques agissant dans certaines conditions déterminées.

La méthode opératoire du professeur Bernheim de Nancy, qui joint aux procédés hypnotiques les pratiques des magnétiseurs, nous conduisent à nous demander si les irritants physiques ne pourraient parfois se substituer aux excitants vitaux.

Claude Bernard répond :

«Quelquefois les irritants physiques peuvent produire les effets qui résultent également de l'action des irritants vitaux. Ainsi certains acides amènent la contraction du muscle ; l'électricité produit le même effet. Mais à l'état physiologique ce phénomène se manifeste sous l'influence du nerf. M. du Bois-Reymond avait cru pouvoir ramener cette influence à une cause physique, en considérant le nerf comme un organe qui sécréterait en quelque sorte l'électricité. Malheureusement les faits ne sont pas encore venus démontrer cette hypothèse, à laquelle M. du Bois-Reymond paraît avoir lui-même renoncé. Nous sommes donc forcés d'appeler cette force nerveuse, jusqu'à nouvel ordre, un irritant vital, c'est-à-dire une force que l'on «n'a pu faire rentrer encore dans les forces physico-chimiques, car cette expression vitale n'a pas d'autre sens».

Ce que les magnétiseurs appellent : le fluide, n'en déplaise à M. Bersot, a donc une existence réelle dans le corps humain. Ce fluide nerveux est un irritant vital, il peut agir à distance, être lancé, par la volonté, dans une direction déterminée, ainsi que cela résulte des expériences de l'Académie, rapportées par M. Husson. Nous avons vu, en effet, que le sujet Cazot s'endormait sous l'influx envoyé par le magnétiseur Foissac, placé dans une autre chambre.

Nous ferons remarquer, de plus, que la volonté est une force, qu'elle n'est pas du tout, comme on l'a prétendu, un simple état de conscience. Ceci résulte du passage suivant que nous empruntons toujours à Claude Bernard : «L'action de la volonté constitue un excitant vital par excellence qu'il serait impossible de remplacer, et qui agirait d'une manière particulière sur la moelle épinière. Ces faits ont été bien mis en évidence par Van Deen.»

D'autre part, Rosenthal, dans le livre : Les muscles et les nerfs, décrit une expérience d'après laquelle on peut mesurer l'influence de la volonté par les courants électriques qu'elle détermine dans les muscles.

Nous pouvons donc admettre que les faits du somnambulisme provoqué par les pratiques magnétiques sont dus à l'action du fluide nerveux du magnétiseur, dirigé par sa volonté, allant irriter le système nerveux sensitif du sujet pour le plonger dans un état spécial, pendant lequel les nerfs sensitifs sont annihilés, engourdis.

C'est la volonté, cet irritant vital par excellence, qui se propage par le fluide nerveux servant de conducteur, du magnétiseur à son sujet. Dans le cas du somnambulisme naturel, c'est la propre volonté du sujet qui le plonge dans cet état. La vive préoccupation de faire quelque chose suffit pour expliquer que l'esprit surexcité fasse mouvoir son corps placé dans cette situation spéciale.

Les différents irritants dont nous avons parlé n'agissent que sur le système nerveux sensitif. Mais ils n'ont pas tous, et toujours, la même intensité ; de là les différentes phases des phénomènes observés. C'est encore en parfait accord avec la physiologie :

«Tous les irritants, quelle que soit leur nature, qu'ils soient physiques, chimiques ou vitaux, doivent être regardés comme des irritants spéciaux de certains tissus, de certains organes.

«Mais la spécialité n'est pas tout, il faut encore tenir compte de la quantité de l'irritant. L'importance de cette considération est déjà indiquée par Brown, qui appelait incitation normale celle que produisait l'irritant employé à sa dose ordinaire ; quand cette dose était dépassée, l'incitation devenait l'irritation et amenait des phénomènes morbides. C'est cette donnée qu'a poursuivie Broussais et dont il a fait la base de sa pathologie générale. La quantité de l'irritant est donc un point important.

«Ainsi, qu'on fasse passer dans un organe un courant électrique très faible, les tissus ne seront pas irrités et ne réagiront point. Mais augmentez la force de ce courant, et vous obtiendrez des phénomènes dont l'intensité ira en croissant, avec certaines qualités du courant, jusqu'à prendre un véritable caractère morbide.

«Il y a donc une certaine mesure à atteindre dans l'application d'un irritant, et cette mesure dépend à la fois de la quantité plus ou moins grande de l'irritant, et de la susceptibilité plus ou moins délicate de l'organe lui-même.»

De là le pouvoir plus ou moins puissant des magnétiseurs suivant l'énergie de leur volonté et la force de leur fluide nerveux. De même on comprend que les sujets soient plus ou moins sensibles suivant la grossièreté ou la finesse de leur organisme.

Braid avait prétendu établir par ses expériences que le somnambulisme magnétique n'était pas déterminé par l'action fluidique de l'opérateur sur le sujet. Il employait des irritants physiques pour produire le sommeil, mais il n'avait vu qu'un côté de la question. On aurait pu, en agissant par les anesthésique, lui répondre que seuls ces agents peuvent produire le somnambulisme.

En somme, de toutes ces remarques, il résulte que lorsque le système nerveux sensitif est paralysé, l'âme se dégage.

Nous croyons donc qu'il est bien établi que les différents états du corps humain connus sous les noms de somnambulisme naturel, de somnambulisme magnétique, d'hypnotisme et d'état anesthésique, sont dus simplement à l'action d'irritants de diverses natures du système nerveux sensitif.

La fascination est le premier degré de l'action modificatrice, la léthargie est un état plus marqué du phénomène, le somnambulisme est l'action intégrale de l'irritant sur le système nerveux et enfin la catalepsie est l'exagération de l'action irritante3, le commencement des états morbides.

Ceci est le côté purement matériel de ces phénomènes. L'aspect psychique qu'on a voulu attribuer à une surexcitation des sens, est, nous l'avons maintes fois établi, dû au dégagement de l'âme. Tant que l'on ne nous aura pas démontré que nous sommes dans l'erreur par d'autres arguments que ceux que l'on a présentés jusqu'alors, nous avons le droit d'affirmer que l'existence de l'âme est prouvée expérimentalement par les faits du magnétisme, de l'hypnotisme et de l'anesthésie.

Nous aurons occasion, dans la quatrième partie qui traite du périsprit, de revenir sur la série des actes qui s'accomplissent au moment où l'âme se dégage des entraves du corps.


3 Cet ordre n'est pas celui dans lequel les phénomènes se présentent habituellement dans l'hypnotisme, mais il nous paraît le plus logique au point de vue théorique.