Phosphorescence organique des éléments nerveux.

M. Luys est le premier qui ait proposé d'assimiler la faculté de la mémoire à une action physique. En supposant que les cellules nerveuses soient comme certains corps capables d'emmagasiner, en quelque sorte, les vibrations qui leur parviennent, comme les substances phosphorescentes qui continuent de briller lorsque la source lumineuse a disparu, de même les cellules nerveuses pourraient vibrer encore après que la cause excitante a cessé d'agir.

Grâce aux travaux des physiciens modernes, il est certain que les vibrations de l'éther, sous forme d'ondulations lumineuses, sont susceptibles pour les corps phosphorescents, de se prolonger un temps plus ou moins long et de survivre à la cause qui les a produites.

Niepce de Saint-Victor, dans ses recherches sur les propriétés dynamiques de la lumière, est arrivé à montrer que les vibrations lumineuses pouvaient s'emmagasiner sur une feuille de papier, à l'état de vibrations silencieuses, pendant un temps plus ou moins long, prêtes à reparaître à l'appel d'une substance révélatrice. C'est ainsi qu'ayant conservé dans l'obscurité des gravures exposées précédemment aux rayons solaires, il a pu, plusieurs mois après l'insolation, à l'aide de réactifs spéciaux, révéler les traces persistantes de l'action photogénique du soleil sur leur surface.

Que fait-on, en effet, lorsqu'un expose au soleil une plaque de collodion sec et que plusieurs semaines après on développe l'image latente qu'elle contient ?

On fait surgir des ébranlements persistants, on recueille un souvenir du soleil absent, et cela est si vrai, il s'agit si bien de la persistance d'un mouvement vibratoire qui n'a qu'une durée limitée, que si l'on dépasse les limites voulues, si l'on attend trop longtemps, le mouvement va en s'affaiblissant, comme une source de chaleur qui se refroidit et cesse de manifester son existence.

Cette curieuse propriété de certains corps inorganiques se trouve sous des formes nouvelles, avec des apparences appropriées, il est vrai, mais calquées et similaires, dans l'étude de la vie des éléments nerveux. A l'appui de sa théorie, M. Luys cite des exemples de phosphorescence organique empruntés au fonctionnement des organes des sens.

Qui ne sait, dit-il, que les cellules de la rétine continuent à être ébranlées lorsque les incitations ont déjà disparu ? On a calculé que cette persistance des impressions pouvait être évaluée de trente-deux à trente-cinq secondes, d'après Plateau. C'est grâce à elle que deux impressions successives et rapides se confondent et arrivent à donner une impression continue ; qu'un charbon incandescent qu'on fait tourner au bout d'une corde produit l'illusion d'un cercle de feu ; qu'un disque en rotation, sur lequel sont peintes les couleurs du spectre, ne nous procure que la sensation de lumière blanche, parce que toutes ses couleurs se confondent et forment une résultante unique qui est la notion du blanc.

Tous ceux qui s'occupent d'études microscopiques savent qu'après un travail prolongé, les images vues au foyer de l'instrument sont en quelque sorte photographiées au fond de l'oeil et qu'il suffit parfois, après quelques heures d'études, de fermer les yeux pour les voir apparaître avec une grande netteté. Il en est de même pour les impressions auditives, les nerfs conservent pendant un temps prolongé la trace des vibrations qui les ont excités. Lorsqu'on voyage en chemin de fer, on entend encore, plusieurs heures après l'arrivée, le bruit des trépidations du wagon ; un air de musique, certains refrains favoris résonnent involontairement dans les oreilles, et cela quelquefois d'une façon désagréable, très longtemps après qu'on les a entendus. Le docteur Moos, de Heidelberg, rapporte le cas d'un sujet chez lequel les sensations musicales persistaient pendant quinze jours.

Les deux appareils sensoriels de la vue et de l'ouïe sont les seuls où les sensations paraissent laisser une impression de quelque durée. Les réseaux gustatifs ne semblent pas dépourvus de cette qualité, mais ne la présentent pas avec une intensité suffisante.

Poursuivant son étude, l'auteur attribue à la phosphorescence organique les actions qui dérivent de l'habitude, tels que les exercices du corps, la danse, l'escrime, le jeu des instruments de musique, etc. Ensuite il rattache à cette phosphorescence tous les phénomènes de la mémoire.

Cette explication ne peut nous satisfaire pour plusieurs raisons : c'est que la phosphorescence des éléments nerveux n'est démontrée que pour un temps très court ; de plus, aucune expérience n'a établi qu'elle existait dans le cerveau.

On a vu, par les exemples cités plus haut, que la durée des impressions persistant quand la cause a cessé d'agir, est très limitée ; leur plus longue influence s'est bornée à une réminiscence de quelques semaines. C'est donc déjà se hasarder sur un terrain inconnu de supposer aux cellules centrales une semblable propriété et même à un degré plus fort.

Ce qui contredit cette manière de voir, c'est que, dans les substances inorganiques, il ne faut pas dépasser une certaine limite, si l'on veut obtenir les faits relatifs à la phosphorescence. Dans l'organisme humain, soumis à tant d'excitations diverses, dans un appareil aussi compliqué que le cerveau, il est certain que les vibrations si différentes des cellules nerveuses ne peuvent avoir qu'une durée très limitée.

La seconde raison que nous avons à faire valoir, détruit radicalement la supposition d'un emmagasinement de la vibration.

M. Luys dit textuellement :

«Cette aptitude merveilleuse (phosphorescence organique) de la cellule cérébrale, incessamment entretenue par les conditions favorables du milieu où elle vit, se maintient incessamment à l'état de verdeur, tant que les conditions physiques de son agrégat matériel sont respectées, tant qu'elle est associée aux phénomènes vitaux de l'organisme.»

Nous avons vu que Moleschott prétend que le corps se renouvelle tous les trente jours ; sans aller aussi loin que ce savant, on peut admettre que toutes les molécules du corps sont remplacées par d'autres au bout de sept ans, comme le veut Flourens3. Ce naturaliste, en opérant sur des lapins, a montré que dans un laps de temps déterminé, les os avaient été entièrement changés, qu'à la place des anciens, de nouveaux s'étaient formés.

Or, ce qui se produit pour les os se produit pour tous les autres tissus, et pour les cellules nerveuses en particulier. Si la phosphorescence organique est une propriété de l'élément nerveux, elle affecte ou l'ensemble de la cellule, ou les molécules qui la composent. Quand la cellule entière se renouvelle, c'est-à-dire lorsque les éléments qui la constituent sont absorbés par l'organisme, les molécules qui viennent prendre la place de celles qui ont disparu ne possèdent plus le mouvement vibratoire qui avait impressionné leurs devancières, de sorte que, lorsque toutes les cellules ont été changées, aucun des mouvements vibratoires anciens n'existe, autrement dit, la phosphorescence organique a disparu aussi bien de chacune des molécules que de l'ensemble de la cellule.

Si la mémoire ne résidait que dans cette propriété, elle devrait être anéantie complètement au bout d'un temps plus où moins long, mais qui ne pourrait excéder sept ans. Tous les sept ans nous aurions à réapprendre tout ce que nous avions fixé en nous, avant cette époque. Bien mieux, comme l'évolution des particules du corps se fait constamment, nos souvenirs disparaîtraient à mesure que les molécules se renouvelleraient, de sorte que nous serions, en réalité, incapables d'apprendre quoi que ce soit.

Nous savons tous qu'il n'en est pas ainsi et que notre personnalité et notre mémoire persistent malgré le torrent de matière qui traverse notre corps. En dépit des molécules diverses qui viennent s'incorporer en nous, nous avons le souvenir et la conscience d'être toujours nous-mêmes, et ceci ne peut s'expliquer qu'en admettant l'existence d'une force qui ne varie pas comme la matière et dans laquelle s'enregistrent les connaissances que nous avons acquises par le travail. Cette force, essence immatérielle, c'est l'âme qui, malgré les dénégations matérialistes, révèle sa présence, pour peu que l'on étudie impartialement les phénomènes qui se passent en nous.


3 De la vie et de l'intelligence, Paris, 1856.